Alain Nonjon, jury de concours de géopolitique, analyse le sujet “Les arcs de crise dans le monde depuis le début de la guerre froide”, tombé lors de l’épreuve de Géopolitique ESSEC 2025 !
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Géopolitique ESSEC 2025 : Un sujet de sur le monde contemporain
- Sujet difficile, voire très difficile.
- Sujet de synthèse embrassant les deux années de préparation… ou trois !
- Sujet novateur en s‘attaquant pour la première fois à un concept de géopolitique pour en évaluer la portée et surtout les limites.
- Sujet passionnant…. mais pour spécialistes ?
- Sujet aux documents judicieux… pour tout candidat ayant fortement avancé dans sa réflexion sur le sujet : documents qui illustrent plus qu’ils ne donnent des pistes .
- Sujet couperet, très discriminant qui aura été difficile pour tous les candidats avec de toute façon possibilité de classer les notes des copies de 1 à 20 et de parvenir à une moyenne élevée de 11.
- Sujet au libellé déstabilisant car combien d’étudiants sont sensibles durant leur cursus à cette notion, « d’arc de crise(s) » surtout dans son sens originel ?
- Sujet difficile à problématiser pour arriver à une conclusion très personnelle et tranchée.
- Sujet à réécrire lorsqu’on pourra décrypter le monde désorbité qui se met en place, ses crises, ses lignes de force et son avenir.
- Sujet qui finalement donne à la méthode géopolitique tout son sens « Rendre compte des imaginaires pour mieux les démystifier » ( Olivier Zajec ).
Lire plus : Analyse du sujet de Géopolitique ESSEC 2024 par Alain Nonjon (jury de concours)
Proposition de plan pour le sujet de Géopolitique ESSEC 2025… Parmi d’autres !
Arc de crise : Lignes de rupture, ligne de partage et de tensions, principalement en mer de Chine au Moyen-Orient à la frontière russe et dans la zone sahélienne (conception large). Mais surtout, c’est une zone d’affrontement entre les EU et/ou l’Occident et le monde communiste puis musulman (concept stratégique précis).
Problématique : Un outil stratégique efficace ? Une vision stratégique mutante ou une façon datée et dépassée de réécrire l’histoire du système des relations internationales ? Posture ou imposture ?
I. Un repère stratégique américain et occidental dans un contexte de conflictualité accrue
Arc de crise : Un concept né de, et dans la guerre froide
Un concept clé du déchiffrement du monde, mais à l’aval de la grande puissance américaine au sortir de la 2nde guerre mondiale, qui veut contrôler et sécuriser un vaste espace géographique, économique et sur un espace-temps long face à l’Urss. Les objectifs stratégiques sont clairs :
- Contrer les avancées russes vers la périphérie de l’Eurasie, de l’Afrique, de l’Océanie, du Japon.
- Proposer (imposer ?) une pax americana aux pays engagés dans une croisade contre l’URSS.
Les buts sont non moins facilement identifiables : une action de « containment », d’endiguement de la puissance soviétique, et par là, la vassalisation de certains États limitrophes au service de cet endiguement :
- Un concept qui emprunte beaucoup aux recommandations de Nicholas Spykman, professeur de relations internationales à Yale et à sa théorie faisant du contrôle côtier de l’Eurasie et de la zone tampon un Rimland adossé au Heartland terrestre clé de la sécurité américaine.
- Un concept très ambitieux, adaptable, réécrit sous forme de « croissant de crise » parfois, à la mesure de son père fondateur Bernard Lewis, au conseil de sécurité nationale et au département d’Etat dès 1977, mentor de Samuel Huntington le théoricien du choc des civilisations. Le but est une balkanisation du Moyen-Orient pour créer des mini Etats pétroliers plus facile à contrôler que des Etats souverains à forte identité, en essayant de les engager dans un affrontement entre islamisme et bolchevisme car l’objectif de contrer l’Urss reste chez Lewis et son condisciple Brzezinski fondamental et de les engager dans la destruction de l’Iran de l’Irak fondateurs de l’OPEP sans oublier l’Urss.
- Un concept surtout réservé à appréhender les rapports de force au Moyen-Orient et pouvant aller de la Libye à l’Afpak (Afghanistan Pakistan) voire à l’Indus et même dans sa vision la plus large il peut se dilater jusqu’à Shanghai et Hong Kong.
Un concept étroitement lié aux stratèges américains
Les stratèges américains ont toujours essayé de penser le monde dans des formulations spatiales justifiant l’ampleur de leurs moyens militaires (toujours plus de 40% des dépenses mondiales d’armement), d’ubiquité de l’armée américaine par ses bases (plus de 800 dans 177 pays près de 10% du personnel militaire américain), de ses flottes intercontinentales, de ses sous-marins (dont 14 lanceurs de missiles balistiques) et de ses capacités exceptionnelles de projections que peu de pays partagent. Que l’on songe au ”collier de perles” (string of pearls) inventé par la CIA pour désigner l’expansion maritime de la Chine du nom d’un groupe rock californien, ou au GMO (Grand Moyen-Orient de la Mauritanie à l’Irak) aux lignes de fractures inter civilisationnelles chères à Huntington, les EU ont toujours borné le monde pour la défense de leurs intérêts.
Un concept à géométrie variable
Mais à contenu aussi adaptable en fonction des urgences quand la menace russe demeure, quand la menace iranienne se profile après la chute du Shah d’Iran et la révolution khomeyniste, et quand la menace du terrorisme (la marque Al Qaida et ses déclinaisons) installent une nouvelle donne.
Ainsi, un des collaborateurs de B Lewis le politologue Zbigniew Brzezinski, chef du Conseil de sécurité nationale du président Carter de 1977 à 1981 parlera de « ceinture verte » islamiste pour aussi surprenant que cela soit, faire de certains mouvements radicaux islamistes à la périphérie de l’URSS les porte-drapeaux officiels ou pas (on pense au début de la carrière de Ben Laden), des intérêts américains (une politique de billard qui devait être susceptible de déstabiliser Moscou). On peut même pour certains géopoliticiens circonscrire avec ce concept de « crescent of crisis » en anglais ou « arc de crise », la politique américaine face au monde musulman ou dans la guerre mondiale lancée contre le terrorisme par G W Bush en 2003.
Un concept souvent emprunté (comme par la France ou Israël)
De telles évolutions ne peuvent qu’alimenter les commentaires de ceux qui font de cette notion d’arc de crise un mot d’ordre journalistique animé d’une priorité à la schématisation, à la simplification quand ce n’est pas à la caricature fusse au prix de quelques arrangements avec les valeurs et principes soutenus par la puissance américaine. C’est le cas quand B Obama tente de s’appuyer sur des régimes islamiques issus des urnes comme au Pakistan, en Egypte, en Irak et même en Afghanistan, pour pouvoir pivoter vers l’Asie, se recentrer sur la Chine, fort de son nouveau dialogue avec les pays musulmans. La notion est même retenue par la France dans son livre blanc de 2008, s’étendant de l’Atlantique à l’Océan Indien de la Méditerranée à l’Indus et intégrant l’arc sahélien. 5 ans plus tard le concept sera abandonné, sans que pour autant la menace terroriste en Afrique ne soit réduite.
En Israêl le plan Yinon, plan de sécurité sioniste au Moyen-Orient, recoupe aussi certaines priorités de l’arc de crise et nul doute que le colonel américain Ralph Peters dans sa représentation irénique du Moyen-Orient n’ait été inspiré par la notion d’arc de crise. Le découpage qu’il propose fait fi des frontières actuelles jugées “comme le plus grand tabou qui nous guette dans l’effort de comprendre que l’échec complet de la région”, il imagine un nouveau scénario avec des Etats islamiques sacrés, un pétrole des côtes de l’Arabie Saoudite confié aux arabes chiites qui peuplent cette sous-région, une Jordanie, royaume hachémite accru de quelques terres saoudiennes au Sud un Kurdistan libre de Diyarbakir à Tabriz, état prooccidental un Irak partagé entre un Irak sunnite et un Irak chiite et un Pakistan normal confiné à l’Est de l’Indus et flanqué d’un Baloutchistan indépendant : De quoi rêver.
Au final, et c’est peut être décevant, l’arc de crise(s) a muté ; il n’est progressivement devenu que la description des zones d’incertitudes, de menaces, de risques, de désordre sans autre but que de rassurer ses concepteurs en circonscrivant des dangers et en dressant un itinéraire pour la quête d’une hypothétique stabilisation.
II. Une représentation qui impose des actions, une mobilisation, des évolutions
Malgré un isolationnisme foncier qui peut à tout moment redevenir une ligne de force et une priorité au départ à une stratégie méridienne, les États-Unis ont donc été conduits à penser leur influence dans le contexte de la guerre froide face à la Russie .
Le Moyen-Orient, centre de gravité et de gravitation
La zone s’est rapidement imposée comme le point d’inflexion de l’arc avec la création d’Israël en 1948, principal allié régional, et avec les potentiels énergétiques du Golfe persique et des régions limitrophes. Les accords du Quincy donnent aux Américains le devoir de soutenir la dynastie de Ryad au nom même des profits des multinationales (les 7 sœurs) engagés dans l’extraction pétrolière. C’est une volonté de répondre à l’expansion idéologique, politique, sinon économique de l’URSS, rehausse les intérêts stratégiques de la région pour Washington au cœur de la doctrine Eisenhower, le triptyque, la protection des lieux saints contre la mainmise d’une puissance athée, l’emplacement stratégique de la région dans la lutte contre l’URSS, le pétrole est le fil conducteur de l’action américaine au Moyen-Orient doctrine ralliée au départ par l’Arabie Saoudite et les pays du groupe de Bagdad (1955) rejoints par les Etats-Unis en 1957.
Des alliances esquissées ou réalisées
Ces alliances permettent de consolider les positions américaines dans « l’arc de crise », qui devient plus un arc de solidarité qu’un arc de confrontations. Une pactomanie, c’est-à-dire un réseau de traités embrassant à la fin jusqu’à 50 pays dont la sécurité pourtant n’avait jamais été considérée comme vitale par les Etats-Unis, jalonne cet arc de crise. L’arc de crise ainsi défini est porté par les stratèges américains des lobbies (militaro industriels ou pro israéliens) avec des interventions parfois au risque de déstabiliser la région, comptant théoriquement sur les troupes que leur fourniront leurs partenaires (Anzus 1951 avec Nouvelle Zélande et Australie), Traité des Philippines (1951) bilatéral, Traité avec le Japon (1951), Traité avec la Corée du Sud (1953), Traité de l’Asie du Sud Est (8 nations dont Royaume Uni, France Philippines Thaïlande Pakistan Australie Nouvelle Zélande), Traité de Formose avec la république de Chine (1954).
Le partenariat pour la paix renforcé
C’est une initiative majeure lancée par l’OTAN lors du sommet de Bruxelles de janvier 1994. L’objectif du Partenariat est de renforcer la stabilité et la sécurité dans toute l’Europe, à renforcer la stabilité, de réduire les menaces pesant sur la paix et à consolider les relations de sécurité entre les Alliés et les pays de la zone euro-atlantique qui ne sont pas membres de l’OTAN. Les activités proposées dans le cadre du programme PPP ne laissent aucun doute sur leur finalité stratégique, touchant pratiquement tous les domaines d’activité de l’OTAN, notamment les travaux liés à la défense, la réforme de la défense, la politique et la planification de la défense, les relations civilo-militaires, l’éducation et la formation, la coopération et les exercices entre militaires, la planification civile d’urgence et la réponse aux catastrophes. La liste des partenaires est elle-même sans ambiguïté. L’OTAN coopère individuellement avec plusieurs « partenaires dans le monde » ou « partenaires mondiaux ». Ces pays sont l’Afghanistan, l’Australie, la Colombie, l’Irak, le Japon, la République de Corée, la Mongolie, la Nouvelle-Zélande. L’ancien pré carré soviétique dans les pays du Caucase et en Asie centrale, relève d’un volontarisme qui conduira les États-Unis à pouvoir bénéficier de bases militaires dans l’étranger proche russe comme en Ouzbékistan. La base aérienne ouzbèke de Khanabad, joua un rôle majeur dans la campagne aérienne menée contre les talibans basés dans le nord de l’Afghanistan. Depuis, des forces américaines stationnent dans d’autres bases au Tadjikistan, et près de l’aéroport de Manas, au Kirghizstan.
Le terrorisme nouvelle boussole et les adaptations requises
En se dilatant, l’arc de crise n’oublie pas non plus d’intégrer une lutte contre le terrorisme, et ce, sans négliger un approfondissement des liens avec les pays méditerranéens : Le dialogue méditerranéen de l’OTAN crée la matrice d’une stabilité relative régionale autour de la Mauritanie du Maroc de l’Algérie de la Tunisie de l’Egypte et de la Jordanie. C’est là la matrice d’un nouvel ensemble le Greater Middle East qui verra G W Bush nommer un arc, un espace de la Mauritanie à la Turquie et au Pakistan intégrant même la péninsule arabique et en feront un terrain où plus généralement la volonté de contrer toute émergence de grande puissance (Doctrine Brzezinski (1978 ), Wolfowitz 1992 Perle, Cheney dont les crédos ont toujours été “empêcher toute puissance hostile de dominer des régions et des ressources *s lui permettant d’accéder au statut de grande puissance et éviter l’émergence de tout concurrent global susceptible de s’imposer comme puissance régionale et de limiter la sécurité des approvisionnements américains”. Il s’ agit d’un projet de state building.
À partir de la fin des années 70, la « Seconde guerre froide » après la Détente élève le Moyen-Orient au rang de « front essentiel de l’affrontement bipolaire » aux côtés de l’Europe et de l’Asie orientale. Le contexte de la révolution islamique en Iran, de l’invasion soviétique en Afghanistan conjugué à l’action de l’URSS en Afrique (Angola Mozambique) sont interprétés comme un déclin américain. La « doctrine Carter » va essayer d’enrayer ce recul apparent : Poursuite des efforts de médiation, mise en œuvre du processus de camp David de paix israëlo arabe.
Le Golfe est élevé au rang « d’espace vital » pour la défense, le réarmement américain est programmé et progressivement on abandonne la politique d’appui sur des piliers régionaux (Iran,Irak, Arabie Saoudite à des époques différentes) pour développer l’intervention directe si les intérêts américains sont en jeu.
La Force rapide d’intervention est créée avec coordination avec les États majors égyptien et saoudien ainsi que le Centcom basé à Tampa qui coordonne les actions en Irak de 1990-1991et 2003. La logistique américaine est déployée dans les bases d’appui Dhamman, Dharan, Qatar et VIème flotte. Une façon de rappeler la puissance américaine et toutes une séries de mesures confortent ces nouveaux choix stratégiques :
- Le Réarmement du Pakistan est programmé, ouverture de la base de Diego Garcia (océan indien),
- Le Prépositionnement de matériel à Oman, seul à avoir accepté la tentative de règlement global du problème israélo-arabe (comprehensive settlement ) en prenant en compte l’importance de ce conflit dans les relations des États-Unis avec le Tiers monde.
- Les compagnies pétrolières et Pentagone travaillent main dans la main, même si l’arrière-plan reste l’introduction des droits de l’homme dans la politique étrangère, un interventionnisme libéral et une remoralisation de la politique étrangère.
Les nécessaires adaptations
Il a fallu que les États-Unis adoptent quelques changements pour tenir compte de la menace terroriste qui se superpose au Moyen-Orient aux défis des nationalismes religieux déjà rencontrés mais qui implique un autre arc africain, cette fois avec les terres du « Sahelistan » : Mali , Niger ,Burkina Faso et les dérives belligènes en RDC ou en Tanzanie.
L’arc sahélien devient une référence majeure pour les occidentaux avec des terres répulsives, sources de migrations incontrôlées des trafics de toute nature, des opérations commandos de déstabilisation et des ondes de choc qui menacent la présence française par exemple après des coups d’État programmés et instrumentalisés par Wagner ou des affidés de la Russie. Certes les moyens utilisés pour contenir cette crise sont moins spectaculaires qu’au Moyen-Orient, les Américains pratiquent volontiers le « lead from behind » et délèguent à d’autres puissances alliées le soin d’intervenir. Seules les divisions du radicalisme islamique en chapelles comme Al Qaida pour le Maghreb islamique ou le Mojao, mouvement pour l’unification et le jihad en Afrique de l’Ouest, Boko Haram, ou Amsar Dine, les shebabs de Somalie expliquent des stratégies ponctuelles d’attentats, de rapts avec rançons, de représailles pour le moment inaptes à subvertir tel ou tel Etat, mais capables de créer des régions de non droit sous leur contrôle effectif .
NB : Les États-Unis devront aussi prendre en compte la stigmatisation prioritaire de la Chine, plus que de la Russie et pas seulement à partir de Trump 2. Les réseaux s’emparent désormais de la harangue où Mao Tsé-toung en 1953 défie l’Amérique pendant la guerre de Corée « Nous ne céderons jamais. Dans cette guerre, nous lutterons jusqu’à triompher ». C’est ainsi qu’en 2025, la Chine de XI Jinping répond aussi aux hausses exorbitantes de droits de douane qui lui sont imposées et le découplage de facto des deux économies en confrontations et recherches de nouveaux marchés. Dans le même temps, la Russie progressivement va faire de l’Europe et plus des Etats-Unis et de Mme Von der Leynen son ennemi principal dans le contexte de la guerre russo-ukrainienne.
De fait, les arcs de crise sont plus destinés à constater des évolutions de la violence, de la radicalisation, de la misère d’États faillis (Somalie et les tribunaux islamiques), de marginalisation, de droit des hommes bafoués, que de zones d’action. Autant l’arc de crise de la période de la guerre froide voulait dire action/réaction/intervention, autant par la suite il désigne plutôt des zones de risques, de délitement, de déréliction, des zones grises.
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III. La liste des échecs de cette notion « d’arc de crise » suffit -elle à la refuser comme arme de mobilisation et à la cataloguer comme « fantasme géopolitique » ou prophétie autoréalisatrice ?
Certes les grandes crises contemporaines s’inscrivent dans ce cadre spatial : Pendant la guerre froide, la crise de Berlin sur le front ouest, la guerre de Corée à l’Est, la guerre du Vietnam ou plus tard, l’intervention en Afghanistan ou l’invasion de l’Irak. C’est la “victoire” (ou le compromis ?) de Nicholas J Spykman sur Mahan et la thalassocratie impériale et Mac Kinder et le contrôle du Heartland.
Certes la notion d’ arc de crise repose sur des convergences de situation à un moment donné : crise religieuse, crise démocratique, désignation d’un ennemi commun, refus de prolifération de la bombe, mais on voit que très vite cette notion ne résiste pas à la diversité des situations et des évolutions (cf par ex l’arc des arabes).
Un mot-valise, une notion fourre-tout
L’affrontement de la puissance thalassocratique américaine et de l’Empire terrestre russe a cédé la place à la confrontation Chine (ennemi systémique depuis 2017 ), un face à face qui peut difficilement se mettre en arc, sauf à considérer l’indo pacifique comme la nouvelle terre de confrontation.
Les lignes de partage de face à face n’épousent pas l’hypothétique arc annoncé (cf Corée du Nord et du Sud ou Venezuela face à l’influence américaine). L’Europe a vu au lendemain de la décolonisation le Rio Grande méditerranéen devenir une « zone d’anneau de feu », un ring avec des évolutions contrastés entre le chaos libyen, la somalisation de la corne d’Afrique, le chaos différé syrien, l’explosion communautariste du Liban et le retour à l’ordre autoritariste du maréchal Sissi autant de périls auxquels les États-Unis ont été associés et parfois appelés à répondre (cf aide de la flotte américaine pendant le conflit Anglo français et la Libye de Kadhafi ). Mais on assistera plutôt à un désengagement américain progressif laissant par exemple en Libye, la Russie et la Turquie maître du jeu. “On passe de l’unipolarité hégémonique à une multipolarité musclée voire à une nouvelle bipolarité sur fond de déclin de l’Occident”, explique P Grosser. Difficile d’en rester aux arcs de crise !
Le concept d’arc de crises s’efforce souvent au forceps d’intégrer plusieurs pôles de crise et plusieurs types de crises, initiative qui parfois relève plus de la « prophétie autoréalisatrice » que de l’analyse objective, ou de l’effet domino escompté plus qu’observé. Comme pour les printemps arabes synchronicité et unité d’un certain « dégagisme » ne confèrent pas suffisamment de cohérence globale et ne tracent pas un modèle d’organisation unique post révolutionnaire.
Le concept s’inscrit dans une théorie du choc des civilisations où Occident et pays arabo musulmans ont raté le rendez vous civilisationnel. Or les métissages peuvent exister, les apports sont mutuels et même dans son discours du Caire de 2009, B Obama avait interpellé l’Islam non intégriste pour baliser un « nouveau départ » un chemin de coopération, pas unanimement reconnu (G Kepel rupture , face à N Chomsky statu quo). Les menaces ne sont pas toutes identifiées et aussi convergentes que l’on veut bien le sous-entendre. Le groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans n’a de socle commun que le salafisme et ce n’est pas suffisant pour en faire vraiment une puissance organisatrice de la mouvance islamiste radicale qui inclut les « franchises sunnites » d’Al -Qaïda.
Un concept plaqué
N’est-il pas artificiel hors guerre froide de penser en termes de concept d’arc de crise devant la variété des situations : Devant le danger (Méditerranée Rio Grande avec ses naufragés), devant l’incompréhension (affrontements sunnites chiites), devant la complexité (Moyen-Orient complexe décrit par de Gaulle), devant la simultanéité régionale des phénomènes (narcotrafics en Amérique Latine). Le géopoliticien recourt parfois pour le pire et jamais le meilleur à une définition géométrique des conflits en évoquant la notion d’arc faisant de cette notion une notion fourre-tout, un mot valise, un concept protéiforme adaptable à tout et perdant par là tout sens.
Wole Soyinka prix nobel de littérature nigérian(1986) voulait “ressortir les équerres pour tracer le frontières africaines”. Les stratèges américains ressortent les notions d’arcs de crise pour construire de façon arbitraire des zones de confrontation ou des zones d’influence. Il ne faut pas oublier que peu de victoires jalonnent cette stratégie : Qu’il s’agisse du Vietnam en 1975, de la fin de la prise d’otages à Téhéran et de l’installation d’une révolution islamique attachée à la destruction d’Israël et livrée à un antiaméricanisme mobilisateur face aux crises intérieures, qu’il s’agisse de l’Irak où le communautarisme est tenace, qu’il s’agisse des Kurdes tantôt associés aux défenses américaines tantôt négligés et oubliés dans leur conflit avec la Turquie. Les départs précipités et chaotiques des Américains de l’Afghanistan sous J Biden laissent des plaies ouvertes quand les engagements sur la condition des femmes ne sont pas tenus. Le terrorisme a nullement déposé toutes ses armes, le califat garde des bases et se projette même en Libye, la défense d’Israel passe aujourd’hui par le drame de la bande de Gaza et une hypothétique victoire par la force sur le Hamas avec en arrière plan les projets les plus incohérents de déplacement des populations civiles gazaouis et la création d’une riviera pour fortunés. Les printemps arabes ont vu flétrir les révolutions du jasmin et s’installer des hivers démocratiques (Egypte), la notion d’arc a-t-elle donc encore une pertinence à l’heure de l’affrontement Chine – États-Unis.
Un fantasme géopolitique ?
Parler de fantasme géopolitique, c’est épingler cette « enfilade de crises » résumées à un arc qui ne tient pas compte, faut- il encore insister,des diversités, des incapacités de certains acteurs régionaux à résoudre des conflits comme l’Iran, acteur en Syrie au Liban sinon en Irak et au Yémen, l’Arabie Saoudite qui pèse sur les évolutions du Liban, de la Syrie de Bahreïn et du Yémen et de Gaza et l’Egypte désignée comme interlocutrice aux côtés de la Jordanie et du Qatar dans le conflit israélo palestinien.
Cela relèverait plutôt de la « stratégie du chaos », qui imagine que certaines puissances nourrissent des tensions et un désordre pour déstabiliser des Etats rivaux et indirectement s’imposer ; mais l’Amérique depuis B Obama en a ni l’intention ni les moyens. Les guerres par procuration sont plutôt des guerres de substitution de la guerre froide que des guerres contemporaines frontales.
Serait-il aventureux de conclure qu’aucun conflit n’a véritablement été réglé dans ce cadre des arcs de crise : De la Corée du Nord et du Sud où accord de paix ne veut pas dire frontières définitives reconnues, Afghanistan où le Pakistan instrumentalise le retour forcé de populations afghanes, le Baloutchistan encore terre d’insoumission et l’iran dont la garde n’est pas baissée depuis l’échec programmé du plan de (re)négociation de la dénucléarisation. Le retrait relatif des États-Unis de l’activisme de l’OTAN et de son financement, pour une politique du méridien ne donne pas de garantie sur la fiabilité de ces arcs de crise.
« En ce début de la période post guerre froide depuis 2020, la page de la guerre contre le terrorisme et de la construction des Etats lointains semble terminée », P Grosser. Les Occidentaux sont dans une démarche plus réactive qu’active, moins préventive. Le multilatéralisme est moribond, l’OMC est paralysée et le conseil de sécurité est bloqué, l’opération spéciale russe, agression en Ukraine et les tensions sino américaines paraissent relancer une guerre froide. Les programmes d’armements connaissent une surenchère (2700 mds de dollars en 2024 soit d’une année sur l’autre +9,4%) et les thèses sur la désoccidentalisation du monde font florès. L’heure est à la « polycrise » terme initié en Union européenne pour désigner la crise due au terrorisme, à la politique agressive de Trump au Brexit et au réchauffement climatique (Alan Tooze). Le monde va courir de crise en crise sans prendre le recul et le temps nécessaire pour saisir leurs enchaînements possibles et leur interdépendance. Dans ce monde désorbité, où le « ruled-based international order » est jeté aux orties, y a-t-il encore place pour à défaut de prévoir l’avenir, le préparer en traçant des arcs de crises ?
Conclusion
On aurait presque envie de citer sur ces arcs, la formule de Churchill qu’il appliquait au Moyen-Orient : “Rarement quoi que ce soit de matériel ou d’établi et dont on m’avait appris à le tenir pour permanent et vital a duré. Tout ce dont j’étais certain ou dont on m’avait appris que c’était impossible .. est arrivé ».
Plus sérieusement, on devrait se demander si la notion d’arc de crise n’a pas perdu sa substance et ne désigne pas finalement une zone de renoncement de l’Occident et des États-Unis, un espace condamné à vivre dans les traumas des crises passées et au rythme quotidien d’une crise continue actuelle. Ce n’est pas parce que les États-Unis bombardent actuellement le Yémen, ou tentent de contrer la nucléarisation de l’Iran, ou redonnent à Israël des capacités surdimensionnées militaires que l’arc de crise a encore une crédibilité quelconque après le retrait chaotique de l’Afghanistan (2023). Mais comme à la “fin des territoires” décrite par B Badie, succède aujourd’hui la faim de territoires, peut-être que les arcs de crise retrouvent une légitimité perdue. Laissons donc aux géopoliticiens la possibilité de penser les rapports de force spatiaux à leur guise, même au travers de représentations géométriques, surtout lorsqu’ils manifestent comme N Spykman dès 1942 des capacités d’anticipation désarmantes !
“Une Chine de 400 Millions d’habitants, moderne revitalisée et militarisée deviendra une menace non seulement pour le Japon mais aussi pour la position des puissances occidentales dans la méditerranée asiatique. La Chine sera une puissance continentale de gardes dimensions contrôlant une large partie du littoral de la Méditerranée asiatique. Sa position géographique sera la même que celle des États-Unis vis-à-vis de la Méditerranée américaine (les Caraïbes). Lorsque la Chine deviendra forte, sa pénétration économique dans cette région se traduira indubitablement de manière politique ; Il est assez possible d’envisager le jour où cette zone maritime sera contrôlée non par la puissance maritime des britanniques des Américains ou des Japonais mais par l’aviation chinoise”, texte extrait de America’s stratégy in World politics 1942.